EDITO : Les délais de vérification et de paiement sur le grill ?
Une affaire à suivre.
Le double délai que nous connaissons en Belgique, composé d’un premier délai de vérification de 30 jours maximum et d’un deuxième délai de paiement de 30 jours maximum, vit peut-être ses derniers instants.
Par « instants » entendez plusieurs mois, le temps du processus législatif étant ce qu’il est.
Consacré par l’arrêté royal du 13 janvier 2014 établissant les règles générales d’exécution des marchés publics (articles 95, 120, 127, 156 et 160), ce délai d’une durée maximale de 60 jours s’applique actuellement à tout type de marché à défaut de stipulations contraires prévues au cahier des charges.
Cette réglementation vacille désormais sous l’effet d’un récent arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 20 octobre 2022 (C-585/20), développé ci-après, et des crises économiques successives que le monde de l’entreprise tente de surmonter.
Sur ce deuxième aspect justement, la question mérite d’être posée :
Ces 60 jours se justifient-t-ils encore dans un contexte économique difficile qui voit fondre la trésorerie des entreprises, a fortiori encore plus celle des indépendants et TPE ?
Autrement dit, un raccourcissement des délais serait-il favorable aux entreprises ?
Force est de constater que le double délai actuel constitue souvent un frein pour les plus petits opérateurs économiques.
Soulignons que rien n’empêche de prévoir des délais plus courts dans les documents du marché.
Les pouvoirs adjudicateurs disposent ici d’une liberté d’assouplissement.
Le législateur belge doit-il aller plus loin et envisager une modification réglementaire afin de prévoir, à défaut de stipulations contraires, un délai unique ramené à 30 jours ?
Il est probable qu’une telle mesure soit accueillie positivement par l’entreprenariat.
Néanmoins, il n’est pas acquis que le fait de raccourcir le temps de vérification et de paiement entraîne d’office un raccourcissement du traitement des paiements.
En effet, les pouvoirs adjudicateurs, qui dépensent des deniers publics, obéissent à des procédures de traitement et de contrôle des paiements. Ils ont par ailleurs l’obligation de vérifier la conformité des travaux, fournitures ou services entrepris.
Au risque de voir exploser les intérêts de retard à charge des pouvoirs publics, tout devra être question d’équilibre, si réforme il y a, entre actionner un levier favorable aux entreprises d’une part (raccourcir les délais) et préserver l’intérêt public d’autre part (maintenir les étapes de vérification et de contrôle).
Au-delà de ces considérations d’opportunité sur une modification de la réglementation, abordons la récente position adoptée par la Cour de justice de l’Union européenne sur les délais de paiement dans les marchés publics.
Pour l’instant, il s’agit d’un arrêt isolé dont la teneur n’a pas encore été confirmée au travers d’autres affaires portées devant cette même juridiction.
Il prend cependant à lui seul des allures d’onde de choc en la matière. Développons.
L’arrêt C-585/20 naît d’une affaire espagnole. Une agence de recouvrement de créances poursuit une autorité publique qui n’avait pas réglé sa dette à la date prévue dans le cadre d’un marché public.
Afin de déterminer les montants dus par l’autorité publique, la juridiction de renvoi espagnole estime nécessaire de poser plusieurs questions préjudicielles à la CJUE relatives à la directive 2011/7 du 16 février 2011 concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales.
La question principale est de savoir si une règle de droit national (en l’occurrence la législation espagnole sur les marchés publics) qui prévoit, en toutes circonstances et pour tous les marchés, un délai de paiement par défaut de 60 jours, composé d’une période de vérification de 30 jours et d’un délai de paiement ultérieur de 30 jours, est compatible avec la directive précitée.
Selon la Cour, la directive 2011/7 doit être interprétée en ce sens que ce n’est “qu’à titre exceptionnel qu’un délai de paiement supérieur à 30 et ne dépassant pas 60 jours calendaires peut être appliqué aux transactions commerciales entre entreprises et pouvoirs publics, une telle prolongation devant être expressément prévue par contrat et être objectivement justifiée par la nature particulière ou par certains éléments de ce contrat » – texte intégral disponible ici : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=267402&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=3627627&fbclid=IwAR30rKsviDa361rh6Q9moOK1VbxBInGdS1OTB-QXN6wFXAfwLVU71fjyDrk
Il est intéressant de relever que la motivation de la Cour rejoint les préoccupations économiques soulevées en première partie de cet edito :
- Cette interprétation littérale et contextuelle de l’article 4 de la directive 2011/7 est confirmée par les objectifs poursuivis par cette directive, notamment celui d’imposer aux États membres des obligations renforcées pour les pouvoirs publics s’agissant de leurs transactions avec les entreprises. En effet, ainsi qu’il ressort d’une lecture combinée des considérants 3, 9 et 23 de ladite directive, ces pouvoirs publics, qui effectuent un nombre considérable de paiements aux entreprises, bénéficient de flux de recettes plus sûrs, prévisibles et continus que les entreprises, peuvent obtenir des financements à des conditions plus intéressantes que celles-ci et sont moins tributaires de relations commerciales stables pour réaliser leurs objectifs que les entreprises. Par ailleurs, de longs délais de paiement au bénéfice de ces pouvoirs, à l’instar des retards de paiement, entraînent des coûts injustifiés pour ces entreprises, en aggravant leurs contraintes en matière de liquidité et en rendant plus complexe leur gestion financière, outre qu’ils sont également préjudiciables à la compétitivité et à la rentabilité desdites entreprises, dès lors que celles-ci doivent obtenir des financements externes en raison desdits retards de paiement [voir, en ce sens, arrêt du 28 janvier 2020, Commission/Italie (Directive lutte contre le retard de paiement), C‑122/18, EU:C:2020:41, points 46 et 47].
Sur cette base, la Cour conclut que la règle de droit espagnole examinée n’est pas compatible avec les dispositions de cette directive.
Relevons d’emblée que notre législation est similaire à la législation espagnole (60 jours par défaut maximum).
Or compte tenu de l’exception d’illégalité prévue à l’article 159 de la Constitution belge et du principe de hiérarchie des normes, la portée de cet arrêt revêt un caractère obligatoire dans notre pays.
De l’avis de la CJUE, il appartient aux pouvoirs adjudicateurs de justifier objectivement, par la nature spéciale du marché ou ses caractéristiques, l’application du double délai de 60 jours maximum le cas échéant.
Dès lors, une modification des règles concernant les délais de paiement en matière de marchés publics, afin de se conformer à l’arrêt du 20 octobre 2022 de la CJUE, s’impose-t-elle à nos autorités ?
Nous trouvons un début de réponse dans cet article du 5 juin 2023 de Mathieu Lambert, Conseiller expert à l’Union des Villes et des Communes de Wallonie (Délai de paiement dans les marchés publics : l’UVCW et ses associations-sœurs interpellent le Premier Ministre. Union des Villes et Communes de Wallonie / Fédération des CPAS. https://www.uvcw.be/marches-publics/actus/art-8225), qui fait état d’un avant-projet d’arrêté royal visant à supprimer le double délai de vérification et de paiement de 60 jours maximum, au profit d’un délai unique comprenant à la fois les opérations de contrôle de conformité et autres vérifications, et les opérations de paiement, le tout sous 30 jours.
Ce texte d’avant-projet est à ce stade confidentiel et il ne nous a pas été permis d’en prendre connaissance.
Mais il semble bien que le Gouvernement entend répondre à la CJUE en modifiant l’arrêté royal du 14 janvier 2013 établissant les règles générales d’exécution des marchés publics, en vue d’adapter les règles de paiement.
Vers une modification des délais de paiement, bonne ou mauvaise nouvelle ? N’hésitez pas à réagir en nous communiquant votre opinion. Votre avis nous intéresse.
Auteur : Clémentine Canard – Juriste – clementine.canard@hainaut.be